Ces dernières années nous avons vue apparaître au sein des entreprises la volonté de développer véritablement le volet social de leur activité à travers notamment la responsabilité sociétale des entreprises. D’après V. Cohen-Donsimoni, « L’entreprise doit aller au-delà de ses obligations juridiques, au nom d’une obligation éthique et sociale » mais pour M. Friedman il ne fait aucun doute qu’une entreprise a pour unique finalité le profit. « Il y a une, et une seule responsabilité sociétale de l’entreprise: utiliser ses ressources et s’engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits » explique Milton Friedman pour The New York Times Magazine en 1970
Au fond, la responsabilité sociétale incombe-t-elle véritablement à l’entreprise ? Si l’on prend en considération la théorie des parties prenantes de E. Freeman, ne devrions nous pas plutôt parler de responsabilité vis-à-vis de l’éthique ? Nous pouvons constater qu’au croisement entre la rentabilité et nos valeurs morales peut apparaître la désobéissance éthique.
Un fait divers de 2012 (il existe d’autres exemples comme des agents du Pôle Emploi qui refusent d’appliquer une circulaire visant les étrangers ou les salariés de supermarchés qui distribuent des produits avec la DLC dépassée mais encore consommables) met en exergue un conflit d’intérêt entre deux parties prenantes et illustre cet antagonisme. Le 17 février 2012, la direction d’EDF a convoqué un salarié à un conseil de discipline interne pour statuer sur son licenciement. La raison de cette menace ? L’employé avait tout simplement refusé de réduire le débit du courant chez une dizaine d’usagers en situation d’impayés.
Dès lors, peut-on désobéir à son employeur si l’on juge que notre travail est en contradiction avec nos convictions personnelles ?
La désobéissance éthique est définit comme « l’action de résistance, personnelle ou collective, de salariés ou de citoyens, qui s’opposent à des lois, des règlements, mais aussi à des injonctions et des normes imposées, au nom de leur éthique professionnelle et citoyenne. » Cette définition englobe ainsi la démarche de l’objection de conscience, démarche solitaire qui se distingue clairement de la désobéissance civile, action collective.
Dans cette histoire, le salarié dispose d’un raisonnement cohérent et humain qui se confronte aux attentes contractuelles imposées par le cadre de l’entreprise. Ces deux approches du travail tendent à être compatibles mais cette vision nécessite d’être soutenue par un cadre réglementaire solide et une véritable stratégie d’entreprise.
Le travail du technicien l’oblige à faire face à des familles qui sont dans une misère sans précédent. Chaque individu a sa propre sensibilité face à ces contraintes. En effet, de nombreux critères influencent la perception d’une telle situation. Nous pouvons citer l’histoire de l’individu, son éducation, sa formation, son intelligence émotionnelle ou encore son niveau d’empathie… Le raisonnement du salarié n’est pas infondé. Il se justifie ainsi dans le journal 20 minutes : « Les gens n’ont pas d’argent, si je les plonge dans le noir ça ne va pas arranger leur situation. »
L’année de ce fait divers, il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en France 400 000 foyers ont été victimes de coupures d’électricité à cause des difficultés pour régler les factures. Face à ces problèmes, le conseil constitutionnel tend à valider progressivement des décisions qui vont dans le sens des consommateurs. La loi Brottes de 2013 interdit notamment à tout distributeur de couper l’alimentation en eau dans une résidence principale même en cas d’impayé et cela tout au long de l’année. Cette loi a également intégré la notion de trêve hivernale pour l’électricité et le gaz.
On aborde ici la notion d’humanité au sein de l’entreprise. Pour le salarié il est impensable de laisser cette qualité de côté. Malheureusement dans ce cas présent elle est en contradiction avec son objectif de mission.
Le salarié dispose malgré tout d’une conscience professionnelle et il a de toute évidence toujours effectué son travail. Il a juste adapté son comportement face à une situation qu’il jugeait intolérable humainement et illogique. De ce fait, le salarié a proposé à son employeur une solution alternative d’échéancier de paiement ou son souhait d’être muté à un autre poste. Ses requêtes n’ont pas été acceptées.
En prenant en compte la notion d’humanité du salarié et le refus de l’employeur de s’adapter nous sommes en droit de nous demander si finalement cette attitude de désobéissance éthique est compatible avec l’activité des entreprises.
D’autant plus que l’idée du compris n’est peut être pas une solution, tellement les finalités de chacun sont antagonistes. De plus, G. Hamel dans son ouvrage « La fin du management » indique que les dernières grandes innovations managériales datent des années 60-80 (Par exemple : Mintzberg au sujet de l’autonomie ou de la coordination et March avec ses travaux sur l’antagonisme d’une organisation innovante et productive). Alors que beaucoup de chose ont changé dans les entreprises, le management est lui au contraire resté figé dans de vielles pratiques basées sur des théories et le système. De ce fait, le salarié apparait comme une partie prenante interne possédant un contre-pouvoir faible quand il est question de politique d’entreprise…
La contradiction vient essentiellement de la nature profonde des organisations. L’idéologie dominante estime que le but de l’entreprise est de faire du profit afin de le redistribuer aux actionnaires sans se soucier des contraintes morales, des valeurs ou de l’éthique.
Elle s’organise autour de ressources, paradoxalement encore essentiellement humaines, pour faire du profit en se basant sur des règles strictes de fonctionnement afin d’être efficace et efficient. Dans ce cadre, il est alors difficile pour un salarié de dévier du système en intégrant ses revendications personnelles. N’oublions pas qu’un salarié est embauché avant tout pour effectuer un travail sous la subordination d’un supérieur en échange d’un salaire.
Dans ce cas présent, la procédure lors d’un impayé était de changer un fusible pour réduire la consommation des usagers jusqu’à rétablissement de la situation. Cette procédure peut paraître cohérente, en effet, si l’entreprise ne traite pas les impayés quel intérêt pour les consommateurs de régler leurs factures… D’ailleurs, il est intéressant de noter que d’après le journal du parisien, les impayées ont coûté plus de 300 millions d’euros à EDF pour la seule année de 2014.
Dans cette affaire, le salarié avance le manque d’humanité (personne dans la grande misère) et l’incohérence de la situation (ça ne va pas améliorer la vie des familles) pour justifier sa démarche. D’un point de vue organisationnel, il a refusé d’appliquer la procédure de l’entreprise en ne réduisant pas le débit d’électricité des foyers.
Or, la hiérarchie attendait que l’employé réalise le travail pour lequel il est payé, sans faire allusion au conflit éthique qu’il a rencontré.
Pour l’employeur c’est une perte de rentabilité et pour le salarié c’est une convocation en conseil de discipline avec un risque de licenciement. Dès lors, les syndicats apparaissent comme une autre partie prenante qui a un rôle à jouer dans ce genre de conflit. Au-delà du débat autour des conflits de valeur, les syndicats s’inscrivent comme un contre pouvoir en mesure de soutenir le salarié non pas sur l’approche éthique de la justification de l’acte mais sur l’aspect légal du licenciement.
Ils ont de ce fait indirectement une influence significative sur ce genre de situations. D’ailleurs dans ce cas, une pétition a été créée, les syndicats ont protégé le salarié et il n’a pas été licencié. La CGT-Energie de Bagneux indique que la direction a dû revoir sa copie, et avance qu’on ne peut pas licencier un salarié pour un tel motif.
L’aspect législatif n’est pas à négliger et au vue de l’ampleur du phénomène, les entreprises ou les salariés sont également sous la contrainte juridique.
Même si EDF s’est défendu d’avoir voulu licencier le salarié : « Nous n’avons jamais parlé de licenciement à son encontre ». Une entreprise doit faire très attention en matière de climat social et de risque vis-à-vis de la réglementation. On peut notamment citer le cas de Véolia qui a licencié un salarié qui avait refusé de couper l’eau en 2015. Il existe donc une complexité législative sur l’illégalité des coupures d’eau. Cette complexité est lié à la loi Brottes qui laisse présager que couper l’eau dans le cas des résidences principales est pourtant simplement illégal. Il est donc aussi du devoir de ceux qui assurent un service d’agir de façon bienveillante, humaniste et d’inclure dans leurs activités la dimension sociale. Le cadre juridique qui reste flou apparait comme un problème pour les salariés mais aussi pour l’entreprise. Les affaires doivent encore être étudiées au cas par cas.
Ce conflit d’éthique d’entreprise n’est pas un épiphénomène et face à ces problématiques les entreprises ont progressivement opté pour la création de charte éthique ou de valeurs que les salariés s’engagent à respecter à la signature du contrat. Cette démarche marque la volonté des entreprises de s’impliquer d’avantage dans le domaine social et sociétale. En effet, une meilleure qualité de vie au travail, un contexte optimiste et encadré sur le plan humain est un véritable vecteur de productivité. D’ailleurs, les experts à l’origine de la norme nationale Canadienne « Santé et sécurité psychologiques en milieu de travail », évoque « une rentabilité de 2,75 à 4 dollars par dollar investi dans la santé et la qualité de vie au travail et évaluent à +12% la productivité d’un employé actif physiquement. »
Une entreprise a tout intérêt à investir dans la qualité de vie au travail et dans les notions d’éthique pour à terme améliorer sa productivité. L’entreprise peut alors trouver un intérêt économique à concilier les notions d’éthique avec son business model.
Malheureusement, il y a encore un écart considérable entre les prescriptions écrites d’une entreprise (charte éthique, codes déontologiques, business ethics, etc…) et la pratique sur le terrain vécu par les employés.
Les automatismes, la performance et l’obéissance dominent au sein des entreprises limitant ainsi la place pour les notions d’éthique. Nous parlons de « green washing » en environnement pour pointer du doigt le travail superficiel de nombreuses entreprises dans ce domaine. Nous pouvons également parler de « blue washing » pour illustrer les nombreuses innovations managériales concernant les notions d’éthique en entreprise sous couvert de la rentabilité. Pour pouvoir véritablement être pérenne tout en prenant en considération les valeurs humaines l’entreprise doit peut être changer de paradigme.
Aujourd’hui, l’ampleur du problème fait que le conflit d’éthique n’est pas cloisonné avec les risques psychosociaux, bien au contraire et à terme le cadre juridique s’inscrit donc comme une alternative pour prévenir les situations de conflits d’éthique. Cependant, à quel niveau de contribution la justice pourra protéger les salariés face à ce risque éthique ? Les dirigeants ne devraient t-ils pas également prendre pleinement conscience de leur responsabilité sociétale pour adopter une approche systémique de la notion de productivité à l’avenir ? Car tout l’enjeu futur pour éviter ces conflits réside dans la cohérence du cadre juridique et de la stratégie d’entreprise avec la ressource dite « humaine ».