À l’heure des burn-out, des bore-out ou des brown-out, la philosophie de l’homme absurde est plus que jamais d’actualité pour aborder la notion de bonheur car nous devenons progressivement des hommes conscients de notre sort et de notre existence. « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » écrit Camus dans « Le mythe de Sisyphe ». La nausée peut alors émerger du caractère machinal de l’existence sans but.

Comme l’explique Camus, « On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. […] Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. «
Or, force est de constater que depuis une dizaine d’année les manuels sur les clefs du bonheur pullulent dans les librairies et sur internet. L’auteur Mo Gawdat prétend même avoir trouvé l’équation du bonheur. Aujourd’hui, l’injonction « Soyez heureux ! » est devenue un commandement que redoute les gens qui ne veulent pas ou qui n’y arrivent pas. Le problème? Edgar Cabanas coauteur avec Eva Illouz du livre « Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » tente de mettre en évidence les dérives possibles d’une course folle à la recherche du bonheur pour tous.

« Pour la psychologie positive, le bonheur n’est qu’une question de choix personnel et donc la souffrance l’est tout autant. En clair, si une personne souffre, c’est parce qu’elle n’a pas fait les bons choix pour arrêter de souffrir ou n’a pas été assez tenace pour surmonter les circonstances négatives. Ce discours extrêmement culpabilisant crée une pression sociale nous obligeant à toujours paraître amical, souriant, joyeux, etc. Aujourd’hui, affirmer être malheureux est très difficile car cela signifie que l’on n’a pas fait les bons choix, que l’on ne sait pas apprécier sa vie à sa juste valeur, ou encore qu’on ne profite pas de ce que l’on a. » explique Edgar Cabanas.
Au XVIIIème siècle Mirabeau disait déjà « J’aime trop la vie pour ne vouloir qu’être heureux. » Pour les deux auteurs, le coupable de cet engouement néfaste pour le bonheur c’est la psychologie positive. Une discipline qui serait pour certains une pseudo-science et pour d’autres une discipline de la psychologie reconnue et développée par des psychologues.
Selon le fondateur Martin Seligman, la psychologie positive étudie ce qui donne un sens à la vie. En 2004, il exposa quelques-unes de ses idées dans une conférence Ted:

Encore de nos jours, il existe une confusion entre la psychologie positive et la pensée positive. Or, d’après le centre de recherche de l’université de Pennsylvanie, la psychologie positive est différente sur trois points. La discipline repose sur des études empiriques et reproductibles, elle n’incite pas à être positif partout et tout le temps et estime aussi que la pensée négative ou réaliste est aussi pertinente.
« La psychologie positive ne doit pas être confondue avec une psychologie naïve qui annihilerait tout sentiment de blues et d’inquiétude. (…) Elle n’est donc pas une méthode Coué d’auto-persuasion selon laquelle « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes» précise Jacques Lecomte dans le livre « Introduction à la psychologie positive »
Dès lors, pour Martin Seligman et ses équipes il existe trois sortes de vie heureuse:
- La vie agréable
- La vie engagée
- La vie pleine de sens
Toujours d’après les équipes de l’université de Pennsylvanie, la recherche de sens contribue le plus fortement au taux de satisfaction. L’engagement est aussi un élément très important. Le plaisir devient important seulement si vous avez déjà à la fois l’engagement et le sens. Mais alors comment éprouver de la satisfaction dans sa vie et notamment au travail?
C’est une question légitime d’autant plus qu’une enquête Opinionway pour l’UDES réalisé en 2017 permet de mettre en relation le constat de Seligman sur la vie heureuse et les attentes des jeunes générations pour choisir un employeur. Cette enquête montre que de nos jours les jeunes entre 18 et 30 ans cherchent avant tout une activité professionnelle qui a du sens avant de penser à la rémunération et à l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle. Dès lors, la question est plutôt de savoir comment le travail peut-il nous donner satisfaction? Jusqu’à présent l’argent remplissait ce rôle mais ce n’est peut-être plus vraiment le cas…
D’un point de vue plus philosophique, Kant explique que le bonheur s’apparente à la totalité des satisfactions possibles. (le tout absolu) Etre heureux signifierait ne plus rien avoir à désirer. En effet, si l’on se fie au sens commun, on pourra penser que le bonheur consiste dans l’assouvissement intégral des besoins et des désirs. Mais le bonheur suppose alors deux notions contradictoires, la totalité absolue finie et l’empirique par définition infini. Le bonheur apparait donc comme « un idéal, non de la raison, mais de l’imagination », écrit Kant. Le bonheur est ce qui nous comble. Dans nos sociétés occidentales, l’argent apparait peut être comme le vecteur concret le plus propice pour mettre en oeuvre cette définition du bonheur conceptualisée comme un processus perpétuel. Qu’en est-il vraiment?
En 1974, Easterlin montre qu’à un moment donné, les plus riches déclarent être plus satisfaits de vivre que les plus pauvres. Mais il a aussi constaté une relation entre le bien-être et le PIB par habitant sur le long terme. D’après lui, une hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus. Il en conclut donc qu’à un instant T, le bonheur varie avec le revenu, que ce soit entre les pays ou au sein de chaque pays, mais qu’il n’augmente pas lorsque la croissance se poursuit dans le temps. Nous sommes face au Paradoxe d’Easterlin.

Selon la théorie, deux raisons viennent expliquer cela: l’habitude et la comparaison sociale. Premièrement, la population s’habitue à son niveau de vie et n’en retire plus autant de bonheur, cette notion est nommée adaptation hédonique. Deuxièmement, la jalousie car l’argent rend plus heureux si l’on en a plus que son voisin, alors que dans le cas où tous les revenus augmentent au même moment, le bonheur ne suit pas.
Mais le paradoxe d’Easterlin est-il toujours valide? C’est une question intéressante qui est abordée dans un article du blog d’un champ l’autre. Daniel Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2012) rejentent le paradoxe d’Easterlin et concluent à cinq faits stylisés quant à la relation entre bien-être et revenu:
- les personnes les plus riches déclarent un niveau de bien-être plus élevé que les plus pauvres,
- les pays riches se caractérisent par un niveau de bien-être par habitant plus élevé que les pays pauvres,
- la poursuite de la croissance économique au cours du temps est associée à une augmentation du bien-être,
- il n’y a pas de point de satiété au-delà duquel la relation entre le revenu et le bien-être s’effrite,
- l’ampleur de ces relations est à peu près égale. Sacks et ses coauteurs en concluent que l’ensemble de ces faits suggèrent que le revenu absolu joue un rôle plus important que le revenu relatif.
Easterlin, Wolfers et Stevenson cherchent encore à statuer sur les liens de causalité entre la richesse et la satisfaction des individus….En fin de compte, que le bonheur soit la conséquence de choix ou qu’il soit lié à la richesse, il est très difficile de comprendre le contenu du bonheur et de le définir. N’est-il pas par nature fondamentalement paradoxal? C’est du moins ce que présente Simone Manon sur son blog avec la mise en avant de 7 paradoxes du bonheur. Le concept est subjectif, évolutif, culturellement différent et difficilement mesurable malgré les tentatives de l’université de Pennsylvanie. Il sera donc d’autant plus difficile pour l’entreprise de demain de participer à la satisfaction des travailleurs puisque le bonheur est insaisissable (à la différence de l’argent).
D’ailleurs, pour Bruckner, le bonheur est illusoire et fugace. Mieux vaut se contenter de simples instants de plaisir ou de joies passagères, dans une vie où le quotidien ne peut apporter que l’ennui. « Je critique l’idéologie du bonheur devenu un impératif collectif. Il était un droit depuis la Révolution française, aujourd’hui, il est un devoir avec ce que cela suppose d’exclusion, de harassement personnel, d’angoisse. Il est ainsi passé tout entier du côté de l’anxiété : comment être en bonne santé, réussir sa vie, etc. Or l’objet du bonheur est totalement vague, c’est une quête sans fin. Personne ne sait en quoi il consiste vraiment, ni ce que cela implique de réussir sa vie. » expliquait déjà Pascal Bruckner il y a 18 ans dans son livre « L’euphorie perpétuelle ».
Ce fameux « brown-out » n’est-il pas finalement le contrecoup de notre esprit face à l’absence de réponse dans notre quête de sens? Un moyen d’extérioriser notre incompréhension face à l’absurdité qui naît de la confrontation entre le caractère irrationnel du monde et notre profond besoin de logique?
Au moins trois voies de l’esprit sont envisageables pour faire face à ce constat. Les attitudes d’évasion à savoir le suicide pour supprimer la conscience ou les doctrines situant le sens de la vie hors du monde comme la religion ou les suicides philosophiques. Mais pour Camus la seule solution logique face à l’absurdité est de décider de vivre seulement avec ce que l’on sait, c’est à dire avec la conscience de l’affrontement sans espoir entre l’esprit et le monde.